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070 Joris-Karl HUYSMANS (1848-1907) écrivain

2 manuscrits autographes signés, Bruges et Le Quartier St Pauli [1899] ; 4 pages in-fol. et 3 pages et demie in-fol. (légères brunissures), avec coupures de presse correspondantes montées sur feuillets in-fol. à la suite de chaque texte, le tout relié en un volume in-fol. bradel demi-percaline bleue, pièce de titre au dos (reliure un peu tachée).
Recueil de deux articles parus dans L’Écho de Paris en 1899. Les manuscrits, à l’encre noire sur papier ligné, présentent quelques additions et corrections. Le premier, consacré à Bruges, montre le Huysmans mystique, inquiet et amateur d’art ; le second est une plongée dans les bas-fonds de Hambourg, dans la manière naturaliste et pittoresque du romancier des Sœurs Vatard.
Bruges (paru dans L’Écho de Paris du 1er février 1899, et recueilli dans De Tout en 1902) s’ouvre par un hommage appuyé à l’auteur de Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach, « l’un des plus extraordinaires virtuoses de ce temps », « en vers surtout, le chantre des convalescences, le dilettante de musiques lointaines entendues du fond de pièces à peine éclairées », qui trouvait dans Bruges « un fidèle tremplin de rêves », et avait su déchiffrer « sous son calme d’emprunt on ne sait quoi de félin et d’étrange. [...] de même que toutes les cités mystiques, elle a un endroit et un envers, – et son envers est inquiétant ». En venant de Bruxelles, Bruges « se révèle délicieuse et ayant, seule, conservé l’âme catholique des Flandres »… Et Huysmans évoque ses souvenirs de prière dans plusieurs églises où vibre une âme médiévale ; mais « le satanisme fleurit à Bruges », qui a « le diable caché en elle », elle fleure l’encens et le soufre : « toujours là où le Seigneur est maître, Satan se glisse »... Huysmans mentionne plusieurs monuments, et s’attarde à « l’hôpital Saint-Jean, si intime […] la Bruges charmante d’antan est là, surtout dans l’ancienne salle du chapitre, où s’exhibent les Memling », dont il évoque en quelques lignes les chefs-d’œuvre, notamment une Vierge, « peut-être la plus belle Madone que Memling ait jamais peinte […] d’une ingénuité, d’une candeur et aussi d’une distinction et d’une beauté qui ne sont déjà plus, malgré la forme restée humaine, terrestres. […] L’âme a étiré, a aminci, a presque rongé sa pâle et délicate gaine, et elle apparaît, si rayonnante, si pure, que les mots se taisent »… Puis il se rend au Musée, qui « renferme des pièces de premier ordre », dont le Jugement de Cambyse de Gérard David : « Cette scène de tortionnaires n’a pas cette senteur de basse boucherie dont plus tard les peintres de l’École espagnole s’éprirent ; elle est vivante et terrible, mais pas répugnante et vraiment noble. Ce Gérard David fut un très personnel maître »… Et Huysmans conclut que Bruges « est à la fois mystique et démoniaque, puérile et grave. Mystique par sa réelle piété, par ses musées uniques au point de vue de l’art, par ses nombreux couvents et par son béguinage ; – démoniaque, par sa confrérie secrète de possédés ; – puérile, par son goût pour les insupportables verroteries des carillons, – et grave, par l’allure même de ses canaux et de ses places, de ses beffrois et de ses rues. Mais ce qui domine, en somme, c’est la note mystique ; et elle est une ville délicieuse parce qu’elle est dénuée de commerce et que, par conséquent, ses chapelles sont vivantes et que ses rues sont mortes ».
Le Quartier St Pauli (paru le 24 mai 1899, recueilli en 1966 par Frédéric Chaleil dans Croquis de Paris et d’ailleurs) se situe à Hambourg, « la ville la plus cosmopolite qui soit », et est un croquis plein de verve et pittoresque, où Huysmans enquête sur les « beuglants » hambourgeois, décrivant les salles et les chanteuses, comme celle-ci : « une fille énorme, dont les traits masculins, très en relief, semblaient dessinés au charbon sur une peau froncée et comme cendrée par les noces. Elle secouait au-dessus d’une jupe de velours vert des bras trempés dans du blanc ; et des bombes d’anciens mortiers saupoudrées de farine roulaient dans son corsage étayé par de puissants ressorts. Elle chanta et alors son ventre sans discipline, emplit la scène; elle cria je ne sais quoi, vociféra des sons de scie en marche et des fils d’or zigzaguèrent dans le trou écarlate sur les bords et noir dans le fond qui lui servait de bouche ; puis elle clôtura ce trou et, tandis qu’elle retournait s’asseoir, une autre artiste s’avança vers le public »… Suivent d’autres portraits atroces des « viragos », des « cabots » et de leur public : « évidemment des commerçants aisés, çà et là, des types hircins de Juifs, de Juifs roux, avec des yeux en gomme, et des pattes sales, [...] puis les éternelles têtes des Allemands blonds, avec oreilles roses, aux yeux faux, fuyant sous des lunettes, des gens qui, après être allé au prêche, se pochardent après et s’allègent au hasard des rencontres, le soir. Mais que ces lourdes natures sont lentes à s’émouvoir ! »... Et dehors, sur la chaussée, une foule qui se promène la bouche pleine, des matelots, des prostituées, tous les accessoires d’une « Mecque crapuleuse ». Mais à Hambourg « l’hypocrisie protestante est moindre que dans les autres centres de l’Allemagne » : on y est « très peu luthérien, plus rastaquouère même qu’allemand ; mais quand l’on a connu la tartufferie évangélique de Berlin et autres lieux, cela paraît presque sain de trouver une ville qui a la sincérité de sa bassesse et la rondeur de son ordure ! »
Ancienne collection Victor Sanson (vente du 12 mars 1936, n° 72).
5 000 €
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